Projet Séminaire doctoral de Transversales Journée d’études doctorale organisée à Dijon (Université de Bourgogne) le 26/01/2017 Organisateur(s) : Carette Celia, Anceau Gautier Centre(s) organisateur(s) : Centre Georges Chevrier-UMR CNRS uB 7366
Référence électronique : Carette Celia, Anceau Gautier (organisateurs), 2017, Le spectacle de la violence [en ligne], journée d’études doctorale, Dijon, Université de Bourgogne, disponible sur https://lir3s.u-bourgogne.fr/phonotheque/m-173, page consultée le 05/12/2024
Présentation de la manifestation
Parler de « spectacle de la violence », ce n’est pas tant s’intéresser à la brutalité du fait ou de l’événement qu’à son traitement et à sa réception. La représentation de la violence physique, celle de la guerre et de son public, est le sujet de la communication de Philippe Brochard. À travers un recueil de lithographies du paysagiste Eugène Ciceri relatant des épisodes de la guerre de Crimée, se pose la double question de la représentation d’une guerre sans violence et des destinataires de ces images : utopie d’un conflit sans violence ou manière d’esquiver la réalité ? Charlotte Corniot propose de s’intéresser aux représentations d’une agressivité plus sourde et autant physique que sociale à travers l’esthétique cinématographique du southern gothic. La violence n’est pas seulement force destructrice mais elle est aussi créatrice. À l’inverse de la première communication se pose ici la question de la fascination de l’horreur, d’une esthétique possible de la violence et de son rapport au sublime. Cette forme de mise à distance éloigne-t-elle le spectateur de la brutalité de la réalité de la violence sudiste ou permet-elle de porter à l’écran ce qui ne pourrait l’être autrement ? Camille Talpin propose de s’intéresser à la défense voire à l’exaltation de la violence opérées par Michel Leiris dans les arts plastiques, notamment dans les représentations du corps. Cette peinture de la violence est, pour celui qui y assiste – le récepteur de la toile –, un moyen de comprendre et d’ordonner un chaos de sens. Se pose alors la question de la fonction de cette violence plastique. Mais c’est aussi un rapport plus personnel et psychanalytique que l’auteur entretient avec la violence, lui-même spectateur de la déformation des corps. Enfin, si dans les trois précédentes communications le spectateur est face à une violence visuelle et plastique, Bastien Grossen propose de se porter sur les phénomènes sonores : la violence de la guerre, celle la plus extrême ou la mort peuvent se manifester par de nombreux moyens sonores. Ces sons fascinent et effrayent le spectateur ; mais surtout ils parviennent à lui faire ressentir une spécificité. En effet, on est ici dans la sphère de l’émotion, d’un intime que la musique parvient à rejoindre. L’œuvre musicale peut alors soit se présenter comme un spectacle efficace, qui propose une « proto-intrigue sensible » instaurant un sentiment de plaisir ; soit elle peut dénoncer plus explicitement la violence de la guerre par exemple, la compassion remplaçant alors le plaisir.
Communications
Une guerre sans violence ? [durée : 35 min.], Brochard Philippe => Cliquez ici pour afficher le résumé de la communication
Selon Carl von Clausewitz (1780-1831) « la guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à accepter notre volonté. » Mais par antithèse, il affirme aussi dans le même ouvrage, Vom Kriege (De la guerre), que « la guerre n’est rien d’autre que le prolongement de la politique par d’autres moyens ». Dans le domaine de l’art, la guerre et plus particulièrement les batailles sont parmi les sujets les plus souvent représentés. Mais la violence en fait-elle partie ? Une exposition du Louvre-Lens intitulée Les désastres de la guerre (2014) a mis en évidence la modification des sensibilités des artistes, de leurs commanditaires et du public spectateur à l’égard de cette manifestation de la violence.
Nos souvenirs de Kil Bouroun est un recueil de lithographies traitant d’un court mais violent épisode de la guerre de Crimée s’étant déroulé le 17 octobre 1855. Le capitaine de vaisseau François-Edmond Pâris (1806-1893), commandant la division navale du Dniepr, principal acteur de la bataille, en est l’auteur. Or, sans tomber dans le pathos héroïque, le contenu de ce recueil, destiné au grand public, s’avère surprenant, bien éloigné de toute violence. Confiée aux soins d’Eugène Ciceri, paysagiste issu de l’école de Barbizon, la réalisation de chaque scène fait plutôt penser à un pittoresque voyage d’exploration. Dès lors, il est intéressant de rapprocher ce document d’autres représentations, y compris des premières photographies, de ce conflit souvent occulté mais qui engendra cependant plusieurs centaines de milliers de morts. L’impression se confirme-t-elle ? S’agirait-il d’une utopie de guerre sans violence ou d’une manière d’esquiver la réalité ? La violence belliqueuse serait-elle de nature particulière, non conforme à ce que nous montre la violence-spectacle ? Et face à quel public ?
Le southern gothic qui se situe dans le Sud des Etats-Unis est une esthétique cinématographique qui place la violence au centre de ses interrogations. S’il s’est largement déployé dans le genre horrifique, il se présente sous une forme nouvelle depuis les années 2000. Après avoir été le lieu d’un véritable spectacle de l’horreur, le regard porté sur la violence sudiste se transforme, créant un autre langage cinématographique. Le rythme est étiré, le montage moins rapide et la bande son nous distancie des scènes violentes. Parce qu’elles détiennent un caractère terrifiant, certaines séquences touchent au sublime et font naître un sentiment de fascination chez le spectateur. Tout en conservant l’atmosphère pesante du deep south, le cinéma contemporain ouvre la voie à un « lyrisme contemplatif ».
Cette violence sourde, latente, qui transpire dans le southern gothic finit toujours par exploser avec une force libératrice. L’agressivité est inhérente à tous les personnages, la violence n’est ainsi pas une caractéristique distinctive des « bons » ou des « mauvais ». C’est par la violence que passe la vengeance, l’émancipation ou la survie, elle est ainsi érigée au rang de valeur fondamentale. Elle détruit autant qu’elle construit, comme une puissance aveugle qui scelle les destins. Intimement liée à la pauvreté, la marginalité, aux addictions et à l’alcool, c’est une violence sociale qui est mise en scène.
La mise à distance que peut induire ce traitement cinématographique éloigne-t-elle le spectateur de la brutalité de la réalité ou permet-elle de porter à l’écran ce qui ne pourrait l’être autrement ? Nous pouvons également nous demander si en esthétisant la violence, ce cinéma ne la minimise-t-elle pas ? Sommes-nous devant une légitimation ou une dénonciation ? Le jugement du spectateur est-il guidé ou les réalisateurs ne font-ils qu’exposer toute l’ambiguïté de la violence ?
« On ne peut tout de même pas écouter que du Rossini ! » (M. Leiris, « Le peintre de la détresse humaine », entretien avec Jean Clay, Réalités n° 250, novembre 1966, p. 107, repris dans M. Leiris et P. Vilar [éd. établie par], Écrits sur l’art, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 487), conclut l’écrivain et ethnologue, Michel Leiris, à l’issue d’un entretien sur l’œuvre du peintre et ami, Francis Bacon, en faisant référence au caractère troublant de la peinture de l’artiste britannique, parcourue par le répertoire formel de la déformation, qui caractérise nombre de ses personnages.
Déjà sensible à la violence à laquelle se soumettent, par exemple, les personnages de la série des Massacres d’André Masson, dessinée dans les années 1930, et envisagée dans le dessein d’un ordre plus stable, Leiris n’aura de cesse que de manifester une sensibilité aiguë pour la déformation des corps dans les arts plastiques. C’est à partir du milieu des années 1960, qu’il envisage dans la peinture de Bacon, la violence de ces corps soumis à des distorsions bouleversantes, moins comme un spectacle de simple divertissement, dans lequel l’artiste se plairait à peindre du monstrueux de manière gratuite et exacerbée, qu’une inévitable évidence, transcendée par les moyens de l’art, ne faisant que dévoiler notre « vérité profonde [Ibidem, p. 484] ». Récusant ipso facto un art idéaliste, Michel Leiris défend, en effet, la violence dans les arts plastiques, tel un moyen de percevoir, de comprendre, de vivre avec ses pairs, et par conséquent, d’accepter, à travers le miroir de la toile, cette dure réalité, que représente la vérité d’un monde et d’une époque bousculés. En spectateur moins complice adorateur de la violence, que simple compagnon de l’artiste dans une époque mouvementée, Leiris extrait cependant d’un tel spectacle – signifiant, selon lui, un évènement réel et parallèle à l’instant présent que nous vivons – une forme de beauté, née d’un élément harmonieux et d’un élément dissonant, transgressif, dérangeant et, par conséquent, violentant l’harmonie originelle.
L’écrivain puise alors dans la violence des corps peints par ses amis artistes, une force psychanalytique, l’aidant à mieux accepter le monde angoissant qui l’entoure, et l’érige en objet plastique vecteur de beau.
À défaut d’être visible, la violence peut être exhibée par des phénomènes sonores et leur organisation temporelle. Les figures de la guerre, de l’extrême violence allant jusqu’à l’indicible, de la mort et de son altérité, se manifestent par exemple dans la saturation des timbres, l’informe, l’aphorie, l’altération, la superposition, la désunification ou l’attente vaine – deux figures qu’Adorno revendiquait dans le but d’affirmer auditivement la résistance à l’unitaire et l’impossible sérénité après l’horreur nazie.
Les œuvres étudiées convoquent l’effet de fascination qui se mêle à l’effroi. Le sublime rejoint certes le concept d’indicible notamment par la confrontation à une force terrifiante (l’incommensurable...) au point de laisser le spectateur dans l’impossible restitution verbale. Pour autant, l’esthétique de ces œuvres, a moins pour effet de ravir l’auditeur, que de parvenir à lui faire ressentir une spécificité : c’est donc avant tout le caractéristique en tant que catégorie hégélienne de l’esthétique, notamment marquée par la laideur, qui est visé.
Nous distinguerons deux types de compositions : celles qui, plus proches d’une suite de tableaux, guident le contemplatif sur le fil d’Ariane qu’est le temps, tressautant voire se brisant au gré des épreuves et péripéties de la proto-intrigue sensible, instaurant une certaine distance et un sentiment de plaisir dû à l’impression d’assister à un spectacle efficace, comme dans Ténèbres de Posadas, véritable simulacre de ténèbres, de chaos et d’angoisse. Et celles, deuxièmement, qui se veulent plus commémoratives et dénoncent explicitement, y compris par les associations de topiques et d’affects, la violence de la guerre. Le plaisir cède ici sa place à la compassion voire même à la leçon (de Ténèbres, mais aussi d’humanisme en faisant, par réflexion, ressentir sans retenue ce que l’homme a fait et les conséquences dramatiques qui s’ensuivent, comme dans Officium Defunctorum de Halffter). Pour autant, cette frontière s’avérera perméable.